France

Il n’y a de richesse que d’hommes

« Or il ne faut jamais craindre qu’il y ait trop de sujets, trop de citoyens : vu qu’il n’y a richesse, ni force que d’hommes : et qui plus est la multitude des citoyens (plus ils sont) empêche toujours les séditions et factions: d’autant qu’il y en a plusieurs qui sont moyens entre les pauvres et les riches, les bons et les méchants, les sages et les fous : et il n’y a rien de plus dangereux que les sujets soient divisés en deux parties sans moyens : ce qui advient ès Républiques ordinairement où il y a peu de citoyens. »

 

Voici dans son intégralité la célèbre citation de Jean Bodin, juriste, philosophe, économiste français du seizième siècle dont la pensée, cherchant à identifier les principes économiques et politiques préalables au « bon gouvernement », eut une profonde influence en Europe.

Ces principes ont longtemps orientés les choix politiques et économiques de la France contribuant à en faire une nation prospère dont l’apport au monde est largement positif. A contrario, les conséquences calamiteuses des politiques arriérées menées aujourd’hui en France et dans le monde occidental donnent, par la négative, encore raison à Jean Bodin, en particulier sur son admirable compréhension de ce qu’est la richesse, c’est-à-dire la capacité de créer des êtres humains.

De plus en plus, les individus sont considérés comme une charge que la société « consent » à porter pour autant qu’ils se soumettent à un travail qui n’est que le pillage de leur énergie, promesse de gains aussi substantiels qu’« indispensables » à l’oligarchie financière et ses obligés pour la perpétuation de leur pouvoir.

En réalité, le nombre, la qualification, l’espérance et le niveau de vie d’une population sont plus que jamais les marqueurs de ce qui distingue le bon du mauvais gouvernement. Comment en serait-il autrement dans des sociétés qui se sont constituées en Républiques (ou au minimum en démocraties), des sociétés confrontées aux défis propres au 21ème siècle : pourvoir aux besoins d’une population croissante, explorer l’espace, etc. Une telle société ne peut survivre avec succès que si elle se dote d’un niveau d’instruction et de qualification élevé dont doivent bénéficier tous les individus qui la composent et, surtout, si elle nourrit cette capacité de création innée aux êtres humains dans les arts et les sciences.

Or, nous voyons que se produit aujourd’hui exactement l’inverse. En Grèce, le pays le plus durement touché par les mesures sadiques de la Troïka, ce n’est pas seulement l’espérance de vie qui diminue, c’est aussi le nombre des habitants qui a chuté d’environ 10 %, soit plus d’un million de personnes qui ont quitté le pays ou sont mortes prématurément (voir Une indignation très sélective) et le même phénomène se développe dans les autres pays du sud de l’Europe. La France est, quant à elle, un pays historiquement de faible émigration tant la structure socio-économique et culturelle d’une patrie où « il fait bon vivre » n’a à priori rien qui pousse ses habitants à partir, sauf par choix professionnel, conjugal ou en fonction d’autre projet de vie.

Ces Français sont précisément ceux que j’ai rencontré en 2012 dans ma campagne pour l’élection législative dans la sixième circonscription des Français à l’Étranger et d’une certaine manière, le cas de la Suisse résume assez bien la question de l’émigration. Il y a les émigrés de longue date, très intégrés dans la société suisse et presque tous double-nationaux, et puis il y a l’émigration économique qui elle-même se divise en deux tendances : l’émigration économique de « confort » guidée par la perspective d’un emploi plus rémunérateur, plus qualifié et l’émigration économique de survie, massive, surtout dans les départements frontaliers qui, bien que journalière (travail en Suisse, résidence en France), obéit bel et bien à une stratégie de survie dans une situation économique où la France n’est pas capable d’offrir des emplois à des personnes dont le niveau de qualification est très apprécié en Suisse. Ajoutons que si ce niveau de qualification est apprécié il ne se reflète pas obligatoirement dans le type d’emploi puisque les émigrés par nécessité économique se retrouvent principalement dans le secteur administratif (voir Tribune de Genève du 15 novembre 2013).

Le nombre des frontaliers étrangers travaillant en Suisse se montait fin 2012 à 264.000 personnes et en mars 2013 ils étaient 5% de plus. Plus significatif, sur ce nombre, la moitié sont des Français et, si l’on prend une région comme l’Alsace, en 2011 déjà, une personne sur douze travaillait en Suisse ou en Allemagne.

Si l’on s’en tient à la Suisse, se sont donc près de 132.000 citoyens français qui y travaillent, c’est-à-dire des personnes pour l’éducation desquelles leurs familles et l’État (donc le contribuable) ont fait des investissements importants en terme d’argent, de temps et d’énergie dans une perspective de préparer l’avenir de la France.

Dans le cas des travailleurs frontaliers, on peut certes considérer qu’il y a un relatif « retour sur investissement » car on suppose que les salaires des frontaliers seront dépensés essentiellement en France mais qu’en est-il lorsque un nombre croissant de Français s’expatrient à l’autre bout du monde ?

De source canadienne, on me rapportait récemment que le nombre de Français vivant au Québec s’est fortement accru. Une population jeune et bien formée apporte désormais sa pierre à la prospérité de l’économie locale et nationale et ce dans des secteurs très divers. Ainsi, sur le grand marché Jean Talon de Montréal, des producteurs français ont contribué non seulement à une diversification de l’offre mais également une amélioration qualitative fort appréciée. Pendant ce temps, en France, l’agriculture indépendante est méthodiquement détruite sans que ne soit jamais posée la question de la garantie des approvisionnements et l’autonomie alimentaire de la nation (au moins publiquement) et alors que l’on accule nos agriculteurs au suicide (un agriculteur se suicide tous les deux jours).

Dans le domaine de la recherche, c’est maintenant l’Asie et la Chine qui attire nos têtes pensantes. J’ai récemment rencontré un chercheur en médecine, travaillant dans des domaines extrêmement pointu et prometteur, qui en est venu – sans que cela ne soit initialement son intention – à entamer une coopération avec une université chinoise qui lui apporte les fonds et les moyens professionnels pour sa recherche et ses brevets.

Quant à ceux qui restent, qui ne veulent pas se résoudre à quitter leur pays simplement dans l’espoir de pouvoir vivre de leur métier et de l’exercer normalement, ceux-là doivent se débrouiller dans des conditions indignes pour peu qu’ils travaillent dans le public. Tel est le cas de cette chercheuse dans un domaine pourtant stratégique, travaillant depuis des années dans un préfabriqué « temporaire » ne disposant d’aucun secrétariat et gâchant un temps et une énergie précieuse dans les innombrables tâches administratives avec lesquelles on étouffe toute velléité de travail novateur. A l’inverse le chercheur embauché dans le privé se verra interdire de faire par lui-même ne fût-ce qu’une simple photocopie car il gâche ainsi stupidement un temps chèrement rémunéré par son entreprise !

On pourrait mentionner, au passage et parmi tant d’autres, les conditions de travail des magistrats, dans des bureaux décrépis et exigus, là encore sans assistants pour le secrétariat, alors qu’ils croulent sous les dossiers, sans sécurité policière, alors qu’ils doivent juger des affaires parfois sensibles. Évidemment, rendre une bonne justice n’est pas un concept qui a le vent en poupe actuellement en France …

Alors, la France terre d’exil, comme autrefois, les Polonais, les Italiens, les Irlandais qui partaient en masse pour fuir la misère ? C’est en tout cas, la première fois dans son histoire qu’elle connaît une telle émigration. Plus de la moitié des jeunes Français disent vouloir quitter la France, les destinations privilégiées étant l’Angleterre, l’Allemagne, l’Australie et le Canada.

Il y a eut toutefois un seul autre antécédent historique, celui de la révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV en 1685. Ce fût une faute politique majeure qui, en plus du drame humain, a fait perdre à la France une bonne partie de sa population la plus qualifiée puisque les protestants étaient généralement parmi les mieux éduqués. On estime que sur une population totale d’à peine 20 millions d’habitants à l’époque, comptant environ 800.000 protestants, autour de 200.000 d’entre eux auraient fuis bravant l’interdiction d’émigrer qui pesait sur eux. Si ce départ a été une perte et un appauvrissement pour la France, il a été d’un grand profit pour les pays d’accueil du « Grand Refuge ». Par une certaine ironie de l’histoire, Berlin fût l’une de ces destination. Les Huguenots, ainsi qu’on appelait les protestants, y furent d’autant mieux accueillis qu’une épidémie y avait décimé la population. On leur offrit des logements vacants, on les dispensa d’impôts le temps qu’ils s’établissent, ce contre quoi ils apportèrent bientôt à leur ville d’accueil une contribution irremplaçable sous forme de nouveaux secteurs d’activités (notamment dans l’artisanat) et des méthodes de productions inconnues alors en Allemagne.

On peut penser à bon droit que l’État de Brandebourg – embryon de la Prusse – n’aurait pas été ce qu’il est devenu sans l’apport des Huguenots et sans les brillantes réformes du système de l’éducation menées par Guillaume de Humboldt * fils de … Marie-Elisabeth Colomb, petite-fille d’un Huguenot parisien.

Les adeptes de l’économie de marché mettent au cause le « manque d’attractivité et de compétitivité » de la France pour expliquer ce phénomène nouveau de l’émigration française car, pour eux, le monde se réduit en réalité à un rapport de force que symbolise l’argent. Dans cette conception du monde, l’argent est véritablement la mesure et la fin de toute chose, les hommes doivent plier devant ce « mètre ». Or, si la culture française a quelque chose de positif à revendiquer, c’est que l’argent n’est pas la mesure de toute chose mais l’être humain seul !

Il est grand temps pour la France d’abandonner un modèle qui est un échec patent avant qu’il ne l’entraîne dans sa chute inéluctable. C’est un modèle qui porte la ruine et la désolation, un modèle destructeur, stupide, arriéré et, en définitive, criminel car il créé les conditions où la survie des individus n’est plus assurée, aujourd’hui pour les plus vulnérables d’entre nous, demain pour tout le monde, à l’exception éventuelle de ceux qui auront accaparé les ressources, les moyens de production et le contrôle de l’information.

Il est grand temps de redécouvrir ceux qui, en France, ont non seulement bâtit ce pays mais ont contribué aux plus hauts accomplissements de la société moderne. Jean Bodin était l’un de ceux-là ; il fait partie de cette école économique qui a promu le crédit public comme fondement économique d’une République où les citoyens sont conçus comme la première des richesses du fait de leur capacité à créer. Aujourd’hui cette école de pensée se trouve au cœur de l’action de Solidarité et Progrès et de la bataille pour la ré-instauration du Glass-Steagall.

 

* Guillaume de Humboldt (Wilhelm von Humboldt, 1767-1835), est un philosophe et philologue prussien, qui a été diplomate et ministre de l’éducation. Il est le fondateur de l’Université de Berlin (qui porte son nom depuis 1949 ainsi que celui de son frère, le naturaliste et géographe Alexander von Humboldt plus connu en France où il habité quelques mois).

 

Pour approfondir :

Notre vrai colbertisme, domaine public contre économie toxique

http://www.lenouveleconomiste.fr/la-france-pays-demigration-18942/

http://www.statistiques-mondiales.com/francais.htm

 

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