Le 19 septembre dernier, on apprenait que le siège parisien d’UBS, la première banque suisse, avait été perquisitionné (Le Monde, 19 septembre 2012) par une dizaine d’enquêteurs du service national de douane dans le cadre d’une enquête menée par le juge d’instruction Guillaume Daïeff. Selon Le Monde, deux personnes avaient déjà été mises en examen suite à d’autres perquisitions remontant au mois de juin qui visaient les filiales strasbourgeoise, lyonnaise et bordelaise de la banque.
On aurait pu s’attendre, compte-tenu des implications de cette affaire, à ce que ces perquisitions et surtout celle du siège d’UBS à Paris suscitent de nombreuses réactions mais il n’en a rien été !
Pourtant, quelques jours auparavant, le 10 septembre, débutait à Londres le procès de Kweku Adoboli, l’ancien trader d’UBS accusé d’avoir fait perdre 2,3 milliards de dollars (1,8 milliard d’euros) à la banque en 2011. Le 12 septembre, on apprenait que Bradley Birkenfeld, banquier américain et gérant de fortune aux Etats-Unis pour UBS, avait reçu pour prix de sa collaboration avec l’IRS (le fisc américain) une récompense de 80 millions d’euros (104 millions de dollars).
UBS se serait volontiers passée de toute cette agitation mais le vers était depuis longtemps dans la pomme et, comme nous l’indiquait avec colère un ancien directeur d’UBS horrifié par la dérive éthique et professionnelle de son ex-employeur, les choses auraient commencé à se gâter quand la direction d’UBS (en particulier sous la direction de Marcel Ospel) abandonna le “modèle helvétique” de gestion pour jouer plus anglo-saxon que Wall Street et la City réunis. Le résultat, certes paradoxal (en dépit des relations amicales entre le patron américain d’UBS Robert Wolf et Barack Obama*), est qu’UBS se retrouve aujourd’hui dans le collimateur de la justice américaine !
Les nouvelles pratiques ne pouvaient en réalité que préluder au scandale actuel. Faut-il rappeler les soupçons tenaces qui entachent la réputation de Marcel Ospel et suscitent un fort ressentiment de la part des Suisses dans la faillite de la compagnie aérienne Swissair qui fut obligée de déposer son bilan après le refus d’UBS de lui accorder un prêt à un moment critique ? Faut-il rappeler la perte des 20 milliards de francs suisses suite à la crise des subprimes américains en 2007 et son “sauvetage” grâce à l’introduction à hauteur de 10% du fond souverain GIC de Singapour dans le capital d’UBS ?
UBS et l’industrie de l’évasion fiscale
Dans ce contexte, l’ouvrage du journaliste Antoine Peillon publié en mars 2012 « Ces 600 milliards qui manquent à la France » (Ed. du Seuil) ajoute encore au discrédit d’UBS.
L’enquête de Peillon porte sur la mise en place par celle-ci de mécanismes sophistiqués destinés à attirer l’argent des fortunes françaises vers ses coffres. Il montre que le géant bancaire serait responsable à lui seul de la soustraction au fisc français de 85 millions d’euros par an, les spécialistes consultés par l’auteur estimant que les sommes qui échappent au fisc grâce à la fraude fiscale (tous opérateurs confondus) représenteraient l’équivalent de la recette fiscale annuelle et, même, presque cinq fois le montant du produit de l’impôt sur le revenu de 2010 (p.29).
A l’échelle européenne, la masse des avoirs et dividendes non déclarés avoisinerait presque 10% de la richesse privée des nations européennes (p.36). Et de citer le Boston Consulting Group et l’économiste Gabriel Zucman qui estiment à 2275 milliards d’euros les sommes qui n’entrent pas dans les comptes de l’Europe. Ainsi, rien que pour la Suisse, la part des richesses européennes placées sous le secret bancaire se monterait à 743 milliards d’euros !
Selon Gabriel Zucman : “Pour l’Europe, cela produit l’idée absurde que cette région du monde est pauvre, endettée vis-à-vis de pays émergents comme la Chine, alors qu’elle est encore la plus riche de la planète ! Si la richesse manquante, masquée, revenait à sa source, on améliorerait beaucoup l’impôt et cela contribuerait à résoudre de façon substantielle les problèmes de financements publics. Cela ferait partie des solutions à la fameuse dette publique”. C’est évidemment un angle important de ce qui est en réalité un système de corruption global qui, en amont, détruit l’économie physique et dépouille les Etats de tout levier d’action.
La “vache à lait” française
La France, tout comme l’Allemagne et l’Italie, constitue un « fromage » de choix suscitant la convoitise des professionnels de l’évasion fiscale qui jouent sur du velours en instrumentalisant la cupidité des fortunes françaises qui, si elles ne sont pas les dernières à profiter des infrastructures performantes du pays payées grâce à l’impôt de tous les Français, se précipitent pour mettre leurs « sous » hors d’atteinte de l’Etat.
Il semblerait qu’UBS se soit cependant particulièrement distinguée dans la collecte de cette manne avec une approche aussi agressive que négligente de la loi. La pratique du “carnet de lait”, une comptabilité occulte destinée à camoufler des mouvements de capitaux entre la France et la Suisse, en dit long sur la complicité, consentie ou imposée, des employés d’UBS. Ce système permettait d’enregistrer des ouvertures de comptes non déclarés et de garder une trace des opérations menées en toute illégalité sur le sol français par les chargés d’affaires suisses d’UBS, ceci en dehors de toute comptabilité officielle, afin, notamment, de calculer leur bonus de fin d’année.
Là où les choses se gâtent, c’est quand transparaît l’invraisemblable complaisance des autorités françaises à l’égard de cette évasion fiscale d’autant plus que celles-ci ont toujours professé vouloir lutter contre cette pratique. On se souvient, en particulier, des déclarations martiales de Nicolas Sarkozy à la veille du sommet du G20 de septembre 2009 à Pittsburgh quand il annonçait la mort des paradis fiscaux.
C’était juste après l’annonce spectaculaire d’Eric Woerth, en août 2009, qui affirmait posséder une liste de 3000 ressortissants français détenteurs de comptes non-déclarés en Suisse et menaçait de l’exploiter pour forcer ceux-ci à se déclarer au fisc. Les conditions d’obtention de cette liste provenant de la HSBC avaient créé la polémique et les leçons de morale du ministre du Budget à l’égard de la Suisse avaient été d’autant plus mal perçues sur les bords du Léman que son épouse, Florence Woerth, était bien connue pour être active sur la place de Genève dans la gestion des affaires financières de Mme Bettencourt.
Convergences d’intérêts au sommet
Dans ce contexte, on peut comprendre que les fonctionnaires des agences en charge de la lutte contre le blanchiment de l’argent sale et les fraudes économiques aient été quelque peu irrités par ce spectacle, eux dont les enquêtes se heurtaient à un blocage systématique pour garantir qu’elles n’aboutissent pas.
Antoine Peillon décrit dans son ouvrage une scène digne d’un roman d’espionnage, le 2 décembre 2011 dans les locaux de la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur) où l’on se livrait, comme il le décrit, depuis une semaine déjà à une « furia de destruction de documents et de CD-Rom » (p.45). Cette scène est telle qu’elle révolte un haut fonctionnaire du renseignement intérieur qui en a été témoin et l’amène à sortir de sa réserve face à cette moquerie des droits fondamentaux auquel se livre le gouvernement, “ce qui le conduit à révéler – documents classés “secret défense” à l’appui – le double scandale de l’évasion fiscale et de son impunité. Car, si plusieurs officiers de la DCRI ont enquêté sur l’évasion fiscale orchestrée par UBS en France, l’objectif de leur investigation était, en réalité, de prévenir tout risque de poursuites judiciaires.”
Il aura donc fallu une véritable rébellion de quelques individus, au sein de la DCRI et d’autres agences, déterminés à faire prévaloir le droit là où leurs enquêtes avaient démontré sur la base de preuves accablantes la nature illégale des agissements d’UBS, pour que la donne commence à changer et que la justice entre en jeu.
Celle-ci engagera finalement des procédures, le changement de locataire à l’Elysée n’y étant peut-être pas étranger. On ne sera pas étonné d’apprendre que la raison derrière la protection dont bénéficiaient jusque-là le premier cercle des fraudeurs fiscaux étaient que ceux-ci soutenaient, par le biais de cotisations en espèces ou par leur influence, le parti du pouvoir en place : “Connaître, le plus en amont possible, les délits des riches et des puissants – cela va souvent ensemble – permet des négociations sérieuses et précises sur les contreparties attendues en échange d’une solide et confidentielle immunité fiscale (p.57).”
Et, comme l’on est jamais si bien servi que par soi-même : “Les mêmes anciens du “Premier cercle” genevois de soutien du candidat Sarkozy à la présidentielle de 2007 aiment bien évoquer aussi l’époque où leur ex-champion, alors avocat d’affaires, accompagnaient certains de ses clients très fortunés sur les rives du lac Léman, même après qu’il eut été élu maire de Neuilly-sur-Seine- en 1983, puis député, en 1988, puisqu’il ouvrit son propre cabinet en 1987 avec deux associés.”
Changement : qui fera le premier pas ?
Ce que montre cette affaire – en réalité extrêmement banale dans la corruption généralisée qui est au cœur de notre “système” – c’est que l’on touche aux limites d’un modèle. D’un côté des milieux, en France, proches du pouvoir, qui donnent des leçons de morale tout en faisant fonctionner le système à leur profit dans le souci de pérenniser leur statut social et leur pourvoir. De l’autre côté, un système aussi lucratif qu’autodestructeur, que symbolise ici UBS, et qui, côté Suisse, semble également toucher à ses limites.
François Hollande a fait du “Changement maintenant” le thème de sa campagne. Cinq mois après son élection c’est le “Désenchantement maintenant” et une mainmise féroce de l’industrie bancaire française sur la présidence.
Quant à la Suisse, qu’elle le veuille ou pas, elle se trouve à la croisée des chemins. La crise commence à prélever son tribut sur la santé économique du pays et les pertes d’emplois commencent à entrer dans le paysage social comme partout ailleurs. C’est le cas notamment pour le secteur bancaire et tout particulièrement UBS qui s’apprêterait à licencier plusieurs milliers d’employés**. Par ailleurs, personne n’y contestera le fait que le secret bancaire est condamné à plus ou moins brève échéance car la place financière helvétique est sous le feu d’intérêts anglo-saxons qui veulent favoriser la croissance de rivales entièrement sous leur coupe, telles que Singapour ou Dubaï.
Aussi, la question se pose-t-elle à la Suisse de choisir le modèle sur lequel elle entend construire son avenir. Les discussions qui ont lieu en coulisse concernant la possibilité d’une séparation des banques en deux entités distinctes, sur le modèle du Glass Steagall de F.D. Roosevelt, indiquent qu’il y a une conscience de la gravité et de l’urgence de la situation. Plusieurs grandes banques ont elles-mêmes engagées une réflexion en interne sur la nécessité d’une séparation de leurs activités. Mais il faut aller plus loin et proposer le vrai Glass Steagall c’est-à-dire une séparation hermétique entre les établissements banques de dépôts et les établissements banques d’affaires. Les discussions sur le Glass Steagall devraient être poussées et rendues publiques.
Mieux, les citoyens devraient se saisir de cette occasion pour proposer une votation exigeant la mise en place d’un Glass Steagall.
Ainsi la Suisse, avec le poids de son industrie financière, sonnerait la fin de partie du casino spéculatif qui ruine nos économies et nos pays et donnerait le signal d’une place financière engagée dans une nouvelle économie au service de l’homme.
* Robert Wolf, était le patron d’UBS Investment Bank pour les Etats-Unis. Bien qu’ayant quitté récemment la banque, il reste un conseiller rémunéré. Proche d’Obama avec qui il joue au golf, il s’était activé pour la collecte de fond de sa campagne de 2008 et continue probablement pour la campagne actuelle.
** On sait depuis lors que 10.000 emplois vont être supprimés dans le cadre d’un changement de stratégie d’UBS qui annonce une réorganisation complète des activités de banque d’investissements (faut-il préciser qu’il ne s’agit pas ici d’investissements dans l’économie physique réelle ?). C’est à Londres et à New York qu’il y aura le plus grand nombre de perte d’emplois mais il y aura également 2500 postes en moins à Zurich. Avec ce changement de stratégie, n’est-ce pas là, de manière pragmatique et certes limitée, l’aveu que l’état de décomposition de l’économie impose une reconversion des banques ?
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